Joel C

Publié le par Joel C

Je ne laisserai jamais quelqu’un dire de moi que je suis handicapé. Ce terme m’agace fortement. Mais un fait s’impose : quelles que soient nos particularités, à bien des égards nos manières d’agir dans nos vies ne sont pas identiques à celles des valides. A quoi bon nier l’évidence ? Mon corps me rappelle à l’ordre dès que l’occasion se présente en me faisant comprendre qu’il n’est pas question pour lui de répondre comme je le désirerais, au cas où je l’aurais oublié. Ces rappels à l’ordre impliquent des contournements. Ils m’obligent à inventer, à imaginer d’autres manières d’être. Il y a bien des gestes que je ne peux pas faire mais ce sont autant de chemins embourbés ou de routes inondées qui barrent juste un passage, juste une manière d’aller là où je le souhaite. Cela ne signifie pas : arrête-toi, là. Cela veut dire : vas-y autrement.

Pour cette raison, à mon avis, vivre une histoire d’amour quand on est un handi en fauteuil n’est pas spécialement plus compliqué que quand on est valide. Si le secret des histoires d’amour simples poussait dans le jardin des valides, ça se saurait. Je suis un handi en fauteuil mais handi, c’est bien-autre chose qu’handicapé, ne serait-ce que parce que c’est moi qui le dit à mon propos. Bien-sûr, je ne peux pas enlacer ma partenaire, je ne peux pas non plus la toucher de moi-même. Bien-sûr que j’en ai envie et que cela éveille chez-moi une sensation de manque et sûrement chez-elle aussi. Mais je ne pense pas qu’il y ait une unique façon de faire l’amour. J'ai vécu avec une personne pendant 16 ans. Elle aussi avait un corps atypique, certes beaucoup moins atypique que le mien, mais tout de même. Au début, pas de problème, d'ailleurs nous avons eu deux  enfants. J'étais dominant, un vrai petit mâle qui avait bien tout appris les codes et les manières de se comporter en homme, en vrai, celui qui prend sa copine, la pénètre et la fait jouir : la subtilité de G.I. Joe, tout en délicatesse et en écoute de l’autre. J'effectuais seul la pénétration, je  l'enlaçais sans aide.

Au fur et à mesure que mon corps évoluait à sa manière contrariante, je ne pouvais plus faire ces gestes. Alors, il m’a fallu trouver d'autres méthodes pour arriver à un  plaisir sexuel partagé. Je caressais ma partenaire et elle aimait cela. Elle m’embrassait, me caressait, et j’aimais cela, moi aussi. Nous expérimentions toutes les possibilités permises par nos corps, nos désirs et nos envies. Simplement, je ne la pénétrais plus. Quelques années après, j'ai vécu des relations avec une partenaire valide avec qui j’ai expérimenté d’autres pratiques sexuelles. Elle me prenait les bras, posait mes mains sur ses seins, puis s'approchait de moi pour que je les embrasse, les suce. Elle se positionnait et me positionnait de manière à ce que je la pénètre. Elle aimait cela et j’aimais cela aussi.

Mon corps a ses spécificités. Il est atypique, c’est un fait. Il m’interdit certains gestes que j’aimerais lui demander. Il évolue, en plus, le fourbe. Mais quoi ? Cela devrait signifier un arrêt de ma vie ? Cela devrait faire de moi un être détestable et je devrais adhérer à cette manière de m’appréhender ? Sous prétexte que je ne me comporte pas dans la vie quotidienne selon les normes des valides, ma vie devrait être décrite comme une longue complainte ?

Il n’y a pas qu’une seule manière d’aimer, il n’y a pas qu’une seule manière de procurer du plaisir à l’autre et d’en recevoir à son tour. L’expérience de nos corps handis apporte cet enseignement là. Nos corps, même contrariants, invitent à inventer. Bien-sûr, ils nous rappellent à l’ordre, mais ils nous rappellent aussi quelque chose d’évident : quand je fais l’amour, c’est avec mon corps tel qu’il est, et avec ma partenaire telle qu’elle est. A partir de là, le corps des autres et leurs manières de faire l’amour n’ont pas vraiment à s’inviter dans mon lit. Je ne fais pas l’amour selon leurs spécificités mais selon les miennes et avec ma partenaire. Il y a elle, il y a moi. Je ne fais pas l’amour avec le corps d’un autre.

 

 

Publié dans Les Textes

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